Petits abris bâtis pour personnes itinérantes
Pendant une bonne partie de 2020, on a dit à la population canadienne de rester en sécurité à la maison. C'était la chose à faire pour protéger la santé publique dans le contexte d'une pandémie mondiale. Toutefois, cette consigne représente un problème majeur pour les centaines de milliers de personnes qui sont actuellement en situation d'itinérance au Canada.
Khaleel Seivwright, 28 ans, ne vit pas dans la rue quand la pandémie frappe Toronto, sa ville natale en Ontario, mais il n'a pas vraiment d'adresse fixe. Il est un menuisier et artiste vagabond. Par choix, il a passé la majeure partie de sa vie adulte à pratiquer ce mode de vie nomade qui lui garantit une totale liberté tout en lui permettant de comprendre le profond besoin d'avoir un endroit où on se sent chez soi.
Quand la ville entre en confinement et que le secteur de la construction cesse de lui fournir du travail, Khaleel décide de prendre la route vers le nord pour se rendre à l'île Manitoulin où se trouve une « communauté intentionnelle ». Il connaît déjà ce concept. Au milieu de sa vingtaine, il a passé trois ans dans une de ces communautés, dans le nord de la Colombie-Britannique. Cette expérience s'est révélée riche en enseignements. « J'y ai appris beaucoup de choses sur ce que je devais faire pour combler mes besoins vitaux », avoue le jeune homme, expliquant à quel point produire sa propre nourriture, trouver de l'eau et se construire un abri représente tout un contraste avec ce qu'il a vécu dans son enfance à Scarborough, en banlieue de Toronto.
À son retour à Toronto à la fin de l'été dernier, Khaleel est très surpris de voir autant de tentes érigées en bordure des parcs municipaux. Pendant que le réseau de refuges mettait tout en œuvre pour adopter des règles de distanciation physique et pour augmenter sa capacité à desservir les quelque 10 000 personnes itinérantes de Toronto, bon nombre d'entre elles ont choisi une solution de rechange : des campements provisoires dans les parcs.
Il a un coup de cœur instantané pour ces campeurs et campeuses. Ayant dormi dans la rue tout un hiver à Vancouver, Khaleel sait bien ce que ces gens vivent. « Tu te bats constamment contre la nature, contre la réalité. »
« Tu te bats constamment contre la nature, contre la réalité. »
C'est ainsi que, un soir de septembre 2020, il charge des matériaux de construction dans sa camionnette et se rend à Don Valley, un ravin sauvage qui serpente dans l'est de Toronto. Après avoir trouvé une clairière dans le sous-bois, il démarre sa génératrice pour pouvoir éclairer son « chantier » et entreprend de construire une boîte géante et habitable. Prenant comme modèle celle qu'il s'était construite en Colombie-Britannique, il prend soin de l'isoler avec de la fibre de verre et d'y installer une fenêtre à double vitrage et une porte verrouillable.
Dans les jours suivants, il retourne sur le site pour finir le travail. Le troisième jour, il découvre que quelqu'un a déposé une pile d'objets personnels à l'intérieur de l'abri et a utilisé de la peinture pour écrire son nom sur un mur.
Khaleel calcule avoir consacré environ 1 000 $ en matériaux et huit heures de son temps pour construire le «petit abri». Si c'est tout ce qu'il faut pour aider une personne à survivre à l'hiver, il y voit un très bon investissement. Il lance alors une campagne de sociofinancement sur la plateforme GoFundMe. Le soir où son projet fait l'objet d'un reportage au téléjournal de la CBC, les dons qu'il recevait jusque-là au compte-gouttes commencent à affluer. En quelques semaines, il peut louer un entrepôt au centre-ville de Toronto, commander des matériaux en vrac et se consacrer entièrement à la construction de petits abris, avec l'aide de plus ou moins 35 bénévoles.
Les abris sont attribués à des personnes occupant une des tentes installées aux quatre coins de la ville. « J'ai rencontré chacune des personnes qui en ont pris un. Elles sont vraiment heureuses. »
Toutefois, au mois de novembre, Khaleel reçoit une lettre de la Ville de Toronto, signée par le directeur général de la division des parcs, des forêts et des loisirs, qui l'informe qu'il est interdit d'installer des abris sur les terrains municipaux. La lettre dit que les abris de Khaleel encouragent des modes de vie « dangereux et malsains » et nuisent aux interventions de la ville visant à démanteler les campements.
Khaleel n'y croit pas. Comment la ville peut-elle se dire préoccupée par le bien-être de ces gens, tout en les empêchant de passer l'hiver dans un endroit sécuritaire et chaud? Après avoir parlé avec les personnes installées dans les campements, il sait qu'un grand nombre d'entre elles n'iraient pas dans un refuge même s'il y avait de la place.
Après avoir parlé avec les personnes installées dans les campements, il sait qu'un grand nombre d'entre elles n'iraient pas dans un refuge même s'il y avait de la place.
Selon Cathy Crowe, une infirmière de rue qui travaille depuis 33 ans auprès des personnes itinérantes de Toronto, le réseau de refuges de la ville est déjà surchargé et met réellement à risque la santé des personnes qui les fréquentent. En octobre, la Cour supérieure de l'Ontario a statué que les refuges de la ville n'avaient pas respecté les consignes de distanciation physique. À l'époque, 659 personnes vivant dans les refuges avaient reçu un résultat positif à la COVID-19, dont au moins 5 en sont mortes.
Khaleel est conscient que ses petits abris ne sont pas une solution à long terme pour mettre fin à l'itinérance à Toronto. Pragmatique, il aborde de front un problème que bien des gens ne veulent pas voir. Or, la situation ne fait qu'empirer. Récemment, Khaleel a reçu un appel d'un jeune homme qui voulait « réserver » un petit abri parce que son père et lui avaient reçu un avis d'expulsion et n'avaient nulle part où aller.
Khaleel reconnaît qu'il ne s'agit pas d'une solution permanente. « On veut juste veiller à ce que des personnes — quelques personnes — ne meurent pas de froid cet hiver. »
En Ontario, les personnes itinérantes sont plus de cinq fois plus à risque de mourir de la COVID-19 par rapport au reste de la population.
27.3 % des personnes itinérantes sont des femmes, et 18.7 % sont des jeunes.
34 % des femmes et des filles membres d'une Première Nation et 21 % des femmes et des filles racisées vivent dans la pauvreté.
Chaque nuit, au moins 35 000 personnes se trouvent en situation d'itinérance au Canada.
1 sur 5 Une personne autochtone sur cinq vit dans un logement qui a besoin de réparations majeures.
Observatoire canadien sur l'itinérance et Alliance canadienne pour mettre fin à l'itinérance; Lawson Research Institute et Institute for Clinical Evaluative Sciences; Fondation canadienne des femmes; Statistique Canada.